20Juil
Le métier de cordonnier du XVIᵉ siècle au début du XXᵉ siècle

Introduction

Le cordonnier occupe une place charnière dans l’histoire socio‑économique française : créateur de richesse locale, témoin des modes, moteur d’innovations techniques et acteur de la mobilité professionnelle. Son destin diffère fortement à la ville, où la densité d’ateliers conduit vers la fabrique, et à la campagne, où il reste l’artisan « couteau suisse » de l’hiver.

Panorama chronologique

PériodeVilleCampagne
XVIᵉ s.Corporations puissantes, statuts royaux, export vers cours d’EuropeArtisans saisonniers, paiement en grain
XVIIᵉ s.Première spécialisation (bottiers du Roi)Itinérance accrue, troc
XVIIIᵉ s.Début des commandes militaires pour la guerre de Succession d’AutricheTressage de chanvre, utilisation de cuir local
1791‑1815Fin des corporations, grande liberté mais fiscalité ; contrats massifs d’uniformes napoléoniensParticipation aux armées comme cordonniers de régiments
1815‑1870Apparition de l’atelier mécanisé (machine d’Étienne Minié, 1832)Adoption lente ; sabot‑chaussure mixte
1870‑1914Apogée industrielle (Romans, Fougères) ; syndicalisme ; lois socialesDéclin relatif, concurrence des chaussures industrielles
1914‑1918Mobilisation générale : cordonniers détachés dans les dépôts pour réparer 40 millions de brodequinsRemise en route après‑guerre avec surplus militaires

Organisation du métier

Formation

  • Ville : contrat d’apprentissage notarié, logement chez le maître, gages ; fréquents concours de « meilleure botte ».
  • Campagne : transmission familiale ou simple compagnonnage oral ; l’enfant combine travaux des champs et couture de semelle.

Corporations et confréries (jusqu’en 1791)

Elles fixent droit d’entrée, quotas, tarifs (tarif royal de 1767 pour Paris). Dans certains bourgs, les cordonniers s’agrègent à la confrérie des sabotiers faute de nombre.

Après 1791

La contribution des patentes frappe plus lourdement les grandes vitrines urbaines ; en campagne, le collecteur accepte souvent un paiement fractionné. Les premiers annuaires du commerce (Didot‑Bottin, 1839) listent surtout les cordonniers citadins.

Appellations et spécialisations complémentaires

Terme / spécialitéDescriptionZone dominante
CordonnierTerme générique fabrication & réparationPartout
SavetierRéparateur bon marché, travail sommaireBourg & campagne
BottierChaussure fine, bottes militairesGrandes villes
Soulier / SoulierierAncienne appellation (XVI‑XVIIᵉ) pour fabricant de souliers légersVille
Chaussetier / ChaussatierFabricant de chausses ou chaussures souplesProvince Loire/Anjou
FormierSculpteur de formes en boisVille (proximité menuiserie)
Cordonniers‑orthopédistesChaussure corrective (après 1850)Paris, hôpitaux militaires
Riveteur‑réparateurItinérant équipé d’une machine portativeCampagne
Cordonniers‑pompiersEntretien des bottes de feuCentres urbains

Techniques & outillage

Outillage manuel de base

OutilUsageÉvolution
AlènePercer & coudreManche bois au XVIᵉ ; acier trempé XIXᵉ
TranchetCouper cuirBiseau adapté montage Blake
Marteau de boutRiver semellesDevient marteau‑presse 1890
Banc‑caisseTabouret creux transportDisparaît en usine

Machines‑clés (XIXᵉ‑XXᵉ)

DateInventeurMachineVilleCampagne
1832Étienne MiniéMachine à piquer✓ ateliers parisiens‑
1856Lyman R. BlakeCouture directe✓(1885 ›)
1869Charles Goodyear JrCousu trépointe✓ luxe‑
1893August DestouyPresse hydraulique de collage✓ usines‑
1901Singer Piqueuse bras libre✓ boutiques✓ itinérant

Matières premières

  • Cuirs : veau (ville), vache (campagne), porc (Bretagne), chagrin russe (import).
  • Substituts : toile huilée, croûte compressée, caoutchouc vulcanisé (post‑1880).

Gestes spécifiques ville/campagne

  • Ville : travail « à la chandelle » puis au gaz, cadence imposée par le contremaître. Gestes segmentés : coupe → piquage → montage → finissage.
  • Campagne : prise d’empreinte au charbon, couture à brin unique, ferrage lourd (clous) pour chemins caillouteux.

Conditions de travail et santé

FacteurVilleCampagne
Durée (vers 1880)12‑13 h/jour, 6 jours/78‑10 h, hiver principal
Rémunération (ouvrier)3,50‑4 Fr/jourSouvent en nature (blé, lard)
RisquesMyopie, saturnisme (colles au plomb), scolioseEngelures, inhalation fumées poêle
Maladies pro. recensées (1894)28 % hernie discale19 % rhumatismes

Décrets 1892‑1904 imposent aération des ateliers > 20 m³/homme ; rarement appliqués hors villes > 20 000 hab.

Vie quotidienne & sociabilité

  • Ville : cafés‑sociétés corporatifs, participation aux bals des Industriels du cuir ; journaux spécialisés (La Chaussure Française, 1895).
  • Campagne : veillées d’hiver, échanges d’astuces avec forgerons et sabotiers ; importance du colportage de lacets et cirages.

Les compagnons cordonniers adhèrent parfois à la Confrérie du Devoir (branche compagnonnique non‑religieuse) ; leur totem est la botte garnie.

Impact économique

Effectifs & production

DateNb de cordonniers France% en villePaires/an ≈
170035 00028 %6 millions
180042 00035 %8 millions
1851 (Recensement industriel)58 61349 %18 millions
1906 (Recensement général)79 45060 %36 millions

Salaires moyens (francs courant)

AnnéeVille (ouvrier)Campagne (artisan)
18502,80 Fr/j1,50 Fr + vivres
18803,70 Fr/j2,30 Fr + vivres
19105,20 Fr/j3,40 Fr

Dimensions féminines & familiales

  • Femmes : couture des empeignes, finition, gestion de boutique ; en usine de Fougères, > 70 % du personnel en 1905.
  • Enfants : bobineurs de fil, apprentis dès 10 ans (limite légale 1841 rarement respectée).

Sources et méthodes généalogiques détaillées

SourcePériodeContenu clé
Contrats d’apprentissage (série E, notaires)XVIᵉ‑XXᵉNom des parents, durée, gages
Registres de maîtrise (séries BB / 4 E)1600‑1791Admission, chef‑d’œuvre
Patentes (série M, AN F⁴)1791‑1914Adresse atelier, classification
Fiches matricules militaires (série R, SHD)1867‑1921Métier d’origine, taille, fiche médicale
Dossiers INPI – brevets d’invention1791‑1950Plans de machines, réseaux d’associés
Dossiers prud’homaux (série U)1806‑1930Litiges salariaux, déclarations d’accidents
Cadastre napoléonien (série P)1807‑1850Localisation atelier‑maison
Presse locale (PER)1830‑1950