Le métier de berger du XVe au XXe siècle

Introduction

Pendant cinq siècles, le berger se tient au cœur de l’économie agropastorale française : nourrir les hommes (lait, viande, fromage), vêtir les corps (laine) et entretenir des paysages ouverts. Derrière l’image d’Épinal – houlette à la main, chien fidèle et cape de bure – se cache une profession hautement spécialisée, soumise à des contraintes juridiques et techniques qui évoluent profondément entre la fin du Moyen Âge et la Belle‑Époque.

Appellations : berchier, herdier , aulhé , mandrier, pastre, pastour, pâtre.


Organisation du métier

Formation & transmission

Jusqu’au XVIIIᵉ siècle, l’apprentissage reste familial : l’aîné conduit tôt les agneaux, observe l’« ancien », puis prend une houlette rituelle lors des Brandons de Carême. Après 1762, les Écoles vétérinaires (Lyon, Alfort) introduisent les premiers cours d’« art pastoral » axés sur la santé du troupeau.

Structures collectives

  • XVe‑XVIIe s. : confréries rurales de saint Blaise ou de saint Jean‑Baptiste ; « charte pastourale » des Pyrénées (1513).
  • XVIIIe s. : dissolution progressive des maîtrises et jurandes sauf en Provence (corps des pastres d’Arles).
  • XIXe s. : associationnisme (syndicats ovins 1884) et coopératives lainières.

Lieux d’exercice

  • Pâturage communal autour du village.
  • Alpages (Alpes, Pyrénées) et drailles de transhumance.
  • Landes & garrigues (Guyenne, Languedoc), vastes domaines seigneuriaux convertis en parcours collectifs.

Importance numérique

Vers 1852, l’enquête agricole dénombre ≈ 32 millions de têtes ovines, soit un berger pour 250 à 400 bêtes en moyenne.


Matériel & techniques

OutilFonctionÉvolutions majeures
Houlette (bâton ferré à cuilleron)Attraper l’agneau, marquer la laineFer forgé (XVe), puis acier (XVIIIe)
Sonnaille & clarinLocaliser le meneur du troupeauAlliage bronze‑argent (dès 1650)
**Tarasquine / **trincadouCouteau courbe pour parer les piedsDiffusion massive après 1840
**Cape de bure & **mantaProtection contre intempériesDraps imperméabilisés au goudron (fin XIXᵉ)
Chiens de protection (Patou, Labrit)Défense contre loups, oursSélection cynophile 1897 (Société centrale canine)

Techniques clés

  • Transhumance : montaison (mai) & démontaison (octobre) – 300 km à raison de 10‑12 km/jour ; l’organisation reste décrite par Jehan de Brie dans Le bon berger 
  • Marquage auriculaire : encoches (troches) codifiées par coutume lors des confronts notariés.
  • Vaccination anticlaveleuse : expérimentée à Alfort (1851), généralisée après l’arrêté ministériel de 1866.

Journée type (fin XIXᵉ)

05 h : traite & fabrication du brousse (régions méridionales). 07 h : sortie au pacage ; le berger marche vent contre pour surveiller la rumination. 11 h : halte à l’ombre, réparation des grelots, lecture du Grand Calendrier et Compost des bergers (ouvrage de dévotion du XVe s.). 14 h : sieste courte (sòm). 17 h : retour à la bergerie, tri des agneaux destinés au marché. 20 h : veillée, filage de la laine souillée.


Réglementation & fiscalité (chronologie sélective)

  • 1376 : ordonnance de Brunoy protège les forêts royales contre le surpâturage.
  • 22 février 1566 : édit de Charles IX « sur la police des pâturages et transhumances » (interdit la divagation de plus de 200 bêtes sans conducteur patenté).
  • 1790 : abolition des droits seigneuriaux ; les pâtures deviennent « biens communaux » soumis à la municipalité.
  • Code forestier 1827 : limite la glandée et impose des amendes pour parcours illicites citeturn0search4.
  • Loi du 21 mai 1850 sur les chiens : muselière obligatoire en période de rage, sauf pour chiens de berger en service.
  • Décret du 31 décembre 1895 : création du livret d’identification ovine.

Fiscalement, le berger salarié paye la patente (impôt professionnel) jusqu’en 1914 ; les propriétaires, eux, acquittent la dîme (avant 1791) puis la contribution foncière.


Clientèles

  • Seigneuries et abbayes (La Chaise‑Dieu, Mont‑Saint‑Michel) pour la laine fine.
  • Draperies urbaines (Troyes, Abbeville, Carcassonne) à l’époque moderne.
  • Armée (boucheries militaires, 1793‑1815) : contrats d’approvisionnement en viande salée.
  • Industrie lainière (Mazamet, Roubaix) après 1850.

Spécificités régionales et militaires

RégionParticularités
Alpes & CévennesGrande transhumance estivale décrite par géographes citeturn0search1turn0search6
Landes de GascogneBerger sur échasses (chancas) pour surplomber la fougeraie humide
Aubrac & MargerideEstive mixte bovino‑ovine ; burons produisant Laguiole
Armée impériale1805‑1812 : « troupeaux ambulants » suivent les corps d’armée (2000 bêtes/colonne) ; bergers exemptés de conscription mais soumis à la réquisition canine

Conseils de recherche dans les archives

DépôtSérie / CoteContenu utile
Archives départementalesSérie E (contrats notariés)Baux de pacage, marchés de vente
Série C & BRèglements seigneuriaux, procès de dégâts
Série 3 P (cadastre napoléonien)Localiser les prés communs, jas et drailles
Archives nationalesSérie HOrdonnances royales sur pâturages
Série F/10Enquêtes agricoles XIXᵉ
Service Historique de la Défensesérie 4 RContrats d’approvisionnement en moutons pour l’armée
Bibliothèque Nationale (Gallica)imprimésLe bon berger (Jehan de Brie), manuels vétérinaires ovins

Ressources

  • Jehan de Brie, Le bon berger ou Le vray régime et gouvernement des bergers (1532) – Gallica
  • Jean‑Claude Duclos & Marc Mallen, « Transhumance et biodiversité », Revue de géographie alpine, 86‑4 (1998) – Persée ;
  • Charles Gardelle, « La transhumance ovine… », RGA, 53‑3 (1965) – Persée 
  • Code forestier, loi du 21 mai 1827 – Légifrance
  • Dictionnaire des vieux métiersLes Traces de Vos Ancêtres
  • Enquête agricole, Journal officiel de la République française, 13 janvier 1877 – Gallica

Pour aller plus loin

  • DELORT, Robert. Les bergers et leurs troupeaux en Europe (1250‑1450), Fayard, 2000.
  • GAZAGNES, Jean‑Pierre. Pastres de Provence : histoire des transhumances, Édisud, 2014.
  • Exposition permanente « Pastoralisme et paysages » au Musée départemental de Gap (Hautes‑Alpes).
  • Base iconographique Mémoire – Ministère de la Culture : photographies de bergers (1850‑1930).

Conclusion

Du pâtre médiéval chanté par les troubadours au veilleur de parcs clôturés de 1900, le berger incarne l’adaptation continue d’un même savoir‑faire aux mutations climatiques, économiques et juridiques. Connaître ses gestes et ses archives éclaire non seulement la vie quotidienne de nos ancêtres ruraux mais aussi l’histoire des paysages français, façonnés par cinq siècles de pas ovins.