Le métier de boucher en milieu rural au XVIIIᵉ siècle

Introduction

Le XVIIIᵉ siècle français achève l’Ancien Régime : un monde où la viande demeure nourriture d’exception dans la plupart des villages. Entre l’autoconsommation (abattage domestique du porc) et la boucherie corporative des villes, le boucher rural occupe une place intermédiaire : artisan indispensable lors des foires et des jours maigres dispensés, mais confronté à la rareté de la demande, aux charges fiscales et aux contraintes seigneuriales.

Organisation du métier

Formation et accès à la maîtrise

  • Apprentissage : 2 à 3 ans comme garçon de boucher, souvent chez un parent ou chez le boucher du bourg voisin.
  • Compagnonnage : contrairement aux villes, il n’existe pas toujours de corporation reconnue ; l’accès dépend d’un bail seigneurial ou municipal octroyant le privilège de « tenir étal » ; le capital d’entrée reste néanmoins élevé (achat d’outils, d’une cloche d’annonce, d’un cheval ou d’une charrette).
  • Corporations paroissiales : dans certaines régions (Normandie, Anjou), de petites confréries existent encore, héritées du Moyen Âge, mais elles contrôlent surtout les boucheries des bourgs chefs‑lieux et non des hameaux.

Lieux d’exercice

  • Tuerie (abattoir) généralement implantée hors des murs pour des raisons d’odeurs et d’hygiène ;
  • Étal sous la halle ou adossé à l’église ;
  • Tournées : le boucher se déplace dans les hameaux pour vendre au porte‑à‑porte les jours de marché restreint.

Terminologie régionale

RégionTermes rencontrés
Nord & FlandresMangons, mascliers
BourgogneMassiers
ProvenceBouchiers, parfois carnassiers

Matériel et techniques

Matériels

  • Couperet & hachoir : découpe ;
  • Billot en orme ou en hêtre, cerclé de fer ;
  • Scie de boucher pour les quartiers osseux ;
  • Balance romaine pour le poids‑marque ;
  • Cloche d’appel (annoncer l’ouverture de l’étal) ;
  • Charrette bâchée pour transporter les carcasses depuis la foire.

Techniques d’abattage et de vente

  1. Achat du bétail lors des foires mensuelles ;
  2. Abattage :
    • étourdissement (maillet) puis saignée à la jugulaire ;
    • échaudage ou dépouille selon espèce ;
  3. Maturation courte (24 h) faute de structures de froid ;
  4. Découpe au lever du jour et vente immédiate ;
  5. Conservation : salaison (porc, bœuf maigre), fumage (zones forestières), « viande de garde » en pots de graisse.

Innovations au XVIIIᵉ siècle

  • Balances étalonnées après les ordonnances de 1733 sur la fraude ;
  • Premiers tuoirs carrelés (Normandie) pour faciliter le nettoyage.

Journée type d’un boucher de village

HeureActivité
4 hAllumage du grand foyer, affûtage des outils
5 hAbattage d’une bête (généralement un jeune bovin ou un mouton)
7 hDépouille et ressuage des quartiers
9 hMise en vente sous la halle, sonnerie de la cloche
11 hTournée dans les hameaux avec charrette
13 hPause et salaison des abats, récupération des peaux pour le mégissier
15 hComptes, nettoyage de la tuerie, affûtage pour le lendemain

Réglementation et fiscalité (chronologie sélective)

AnnéeTexte / ÉvénementEffet pour le boucher rural
1705Arrêt du Conseil séparant boucherie et charcuterie à ParisConfirme que le porc salé relève du charcutier ; en province la distinction s’impose lentement
1733Ordonnance royale sur la police des boucheriesObligation d’abattre hors des habitations et d’utiliser des balances scellées
1763Réformes physiocrates (libéralisation partielle des grains)Opening du débat sur la liberté du commerce de la viande
1776Édit de Turgot supprimant les corporationsFin (brève) des privilèges d’étal ; abrogé en 1777
1791Loi Le ChapelierAbolition définitive des corporations ; le boucher devient simple commerçant soumis aux règles municipales

Outre les droits de minage (redevance sur la vente au marché) et les octrois à l’entrée des villes, le boucher paye souvent un bail seigneurial sur la tuerie.

Clientèles

  • Paysans aisés (laboureurs) : achats au détail les dimanches et jours de fête.
  • Curé et fabrique paroissiale : fournitures pour les repas communautaires.
  • Nobles & officiers seigneuriaux : quartiers choisis (filets, aloyaux).
  • Taverniers : rachètent les bas‑morceaux pour pot‑au‑feu.

Spécificités régionales et comparaisons

  • Normandie : densité d’élevage bovin ; boucheries de bourg structurées (ex. étude de M. Garden à Lyons‑la‑Forêt)  ; concurrence des tuoirs privés.
  • Limousin & Périgord : tradition du tue‑cochon domestique ; le boucher ne travaille qu’en hiver où la vente de salaisons est autorisée.
  • Dauphiné alpin : consommation ovine, abattage à la ferme, boucheries saisonnières sur les foires de montagne (Séderon).
  • Différence ville/campagne : en ville, corporation puissante, plusieurs étaux fixes ; au village, monopole concédé, mais chiffre d’affaires limité.

Conseils de recherches dans les archives

DépôtSérie / CoteContenu utile
Archives départementalesSérie B : bailliages & présidiauxBaux de boucherie, procès pour fraude sur les poids
Série E : notairesContrats d’apprentissage, ventes de cheptel, inventaires après décès
Série C : administrations provincialesOrdonnances de police, tarifs des boucheries
Série G : fonds ecclésiastiquesFermages de tueries appartenant au chapitre
Archives communalesSérie CCComptes municipaux, adjudication de l’étal
Bibliothèque nationale (Gallica)Statuts imprimés, ordonnances « Police des boucheries »
Archives militaires (SHD, Vincennes)Série 4R : contrats de fourniture de viande aux troupes

Ressources (bibliographie & sources primaires)

  • Règlement de la corporation des bouchers d’Angers (1587, confirmé en 1766). Gallica, ark:/12148/bpt6k5610902n. citeturn0search0
  • GARDEN, Maurice, « Bouchers et boucheries de Lyon au XVIIIᵉ siècle », 92ᵉ Congrès nat. des sociétés savantes, Strasbourg, 1967. citeturn0search1
  • « La boucherie rurale en Normandie au XVIIIᵉ siècle », Histoire & Sociétés rurales, n° 29, 2008. citeturn0search1
  • Mergnac, Marie‑Odile, Les métiers d’autrefois, Paris, Editions Archives & Culture, 2006 (extraits). citeturn0search2
  • « Boucherie et hygiène à Paris au XVIIIᵉ siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2004/3. citeturn0search8
  • Article « Boucherie à Paris », Wikipédia, consulté le 14 juillet 2025. citeturn0search4
  • Site associatif L’Essaillon : La boucherie à Séderon sous l’Ancien Régime, 2017. citeturn3search5

Ressources pédagogiques & musées

  • Musée de la Boucherie de Limoges (Haute‑Vienne) : collections d’outils, reconstitution d’étal du XVIIIᵉ siècle.
  • Écomusée d’Alsace : démonstrations de salaison traditionnelle.

Pour aller plus loin

  • Cadiou, Paul, Le sang et la chair : la boucherie française du Moyen Âge à nos jours, Rennes, PUR, 2019. (Disponible sur Amazon)
  • Babeau, Albert, Le Village sous l’Ancien Régime, Paris, 1883, rééd. numérique Gallica. citeturn3search6
  • Frère, Stéphane & al., « Les boucheries de village du XIXᵉ siècle sous le regard naissant de l’archéologie », Anthropology of Food, 2019. citeturn3search0

Conclusion

Le boucher de campagne au XVIIIᵉ siècle vit entre tradition corporative et réalités d’une économie villageoise frugale. Si les réformes de la fin de l’Ancien Régime annoncent la fin des privilèges, l’image d’un artisan‑négociant adaptable — tour à tour marchand de bestiaux, tueur, charcutier et parfois collecteur d’impôts locaux — demeure centrale pour comprendre la circulation de la viande dans la France rurale.

Ressources