Le métier de tisserand / tixier au XVIIIᵉ siècle
Contexte historique
Le XVIIIᵉ siècle, siècle des Lumières et du proto‑industrialisme, marque l’apogée du tissage artisanal juste avant l’irruption des grandes mécaniques du XIXᵉ. La France demeure un immense atelier textile : draps de laine du Languedoc, toiles de lin de Bretagne, chanvre pour la marine normande, soieries lyonnaises, indiennes d’Alsace…
Les ordonnances de Colbert, les manufactures royales et l’abolition des corporations rythment une période charnière pour le tixier.
Organisation du métier
Hiérarchie corporative
Statut | Formation | Preuves exigées |
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Apprenti | 3‑4 ans sous contrat notarié | Droit d’entrée, acceptation du syndic |
Compagnon | 2‑3 ans de tour de France | Livret d’itinérance visé par chaque jurande |
Maître tisserand | Réussite du chef‑d’œuvre | Achat d’un métier, d’un plomb (marque), cotisation à la confrérie |
Travail à façon
Le marchand‑fabricant fournit le fil ; le tisserand, resté à domicile, est payé à la pièce. Les commis sillonnent les paroisses, livrent la matière, contrôlent la largeur au plomb et règlent les litiges.
Matériel et techniques

Roue à ourdir et rouet en arrière-plan pour le bobinage.
Outils au sol : peignes, épées de tissage, serpes à carder, anneau de mesure, canettes et fuseaux.
Écheveaux teints suspendus, paniers de filasse de chanvre et de laine cardée.
Outil | Description | Usage |
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Métier à bras | Cadre en chêne, 2 ou 4 lames, lisses en chanvre | Tissage de la plupart des toiles |
Navette volante (après 1733) | Barrette creuse contenant la canette | Double la largeur et la cadence |
Peigne | Lames métalliques insérées dans un bâtis bois | Bat la trame et règle la densité |
Temple | Pinces latérales | Maintient la largeur constante |
Ourdissoir | Grand tambour tournant | Mesure et ordonne la chaîne |
Rouet & quenouille | Filage du lin, chanvre ou laine | Préparation des canettes |
Journée type d’un tisserand rural (vers 1760)
Basée sur les enquêtes de l’Intendance de Bretagne (1764) et les livrets ouvriers conservés à Villeneuvette.
Heure | Activité | Notes historiques |
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04 h 00 | Lever, allumage de la lampe à suif | Les tixiers profitent des heures fraîches et calmes |
04 h 30 – 07 h 00 | Premier chantier au métier | 800‑1 000 coups de navette ; réparation immédiate des fils cassés |
07 h 00 | Collation (soupe, pain de seigle, cidre) | Mentionnée dans de nombreux inventaires alimentaires |
07 h 30 – 11 h 30 | Ourdissage ou continuation du tissage | Avec l’aide de l’épouse et des enfants en âge de filer |
11 h 30 | Repas principal | Bouillie de légumes, lard ; temps de repos court |
12 h 30 – 17 h 00 | Second chantier | Passage du régisseur le vendredi pour mesurer les toiles |
17 h 00 | Souper léger | Crêpes de sarrasin, lait caillé (Ouest) ou fromage (Est) |
18 h 00 – 21 h 00 | Filage au rouet, entretien du métier, préparation des canettes | Activité de la maisonnée ; échange de nouvelles avec les voisins |
21 h 00 | Prière et repos | La lampe est éteinte pour économiser le suif |
Variations saisonnières : en été le lever peut se faire dès 03 h 30, tandis qu’en plein hiver les chantiers sont décalés et l’éclairage coûteux limite les heures de travail.
Spécificités régionales
Région | Produit phare | Particularités techniques et sociales |
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Bretagne (Cornouaille, Trégor) | Toile de lin « Bretagne » | Humidité idéale pour le rouissage ; blanchiment sur prés (kergoat) ; contrôle royal au port de Morlaix |
Flandre française (Lille, Bergues) | Batiste, toile fine | Peignes extrêmement serrés ; corporations puissantes ; exportation via la Hanse |
Normandie (Caen, Rouen) | Chanvre pour la marine | Ateliers liés aux arsenaux ; forte demande de voiles et de cordages |
Languedoc (Villeneuvette, Lodève) | Drap de laine | Manufacture royale (depuis 1673) avec registres du personnel détaillés |
Beaujolais (Tarare, Thizy) | Bas au métier (soie & coton) | Premiers métiers à bas circulaires ; proto‑industrie dispersée |
Lyonnais (Lyon, Trévoux) | Soie façonnée | Métier à la tire ; dessins Jacquard avant l’heure ; protection par la Grande Fabrique |
Alsace (Mulhouse, Colmar) | Indiennes (toiles imprimées) | Usage du chintz indien, mordançage à l’alun, motifs floraux ; immigration suisse |
Provence (La Ciotat, Toulon) | Toiles à voile | Chanvre lourd, tissage serré ; proximité des ports royaux |
Sources généalogiques spécifiques
Source (série) | Cote & dépôt | Contenu |
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Contrats d’apprentissage | Notaires (sous‑séries B ou E) | Nom du maître, conditions, durée |
Registres de communauté / jurande | Séries C ou HH (Archives départementales) | Réceptions de maîtres, matricules |
Rôles de capitation & vingtième | Série C | Liste des chefs de ménage, profession |
Répertoires du contrôle des actes | 2C, 3Q | Mutations de métiers, baux d’ateliers |
Manufactures royales – registres de personnel | Hérault : 264 J ; Tarn : 94 J | Noms, salaires, origines |
Planches de l’Encyclopédie | BnF Gallica | Dessins du métier, légende technique |
États de secours aux ouvriers pauvres | Série C (bureau de charité) | Liste d’artisans malades ou âgés |
Presse locale (Affiches, Gazettes) | Gallica | Petites annonces : ventes de métiers, embauches |
Conseils de recherche pratique
- Commencez par l’acte de mariage : le rang (maître, compagnon) est souvent mentionné.
- Suivez les contrats d’apprentissage pour reconstituer la filière artisanale.
- Consultez les rôles fiscaux pour estimer la fortune (nombre de métiers déclarés).
- Dépouillez les inventaires après décès : outils, pièces de toile, dettes envers le marchand‑fabricant.
- Explorez les archives des manufactures royales, riches en livrets ouvriers.
Bibliographie et webographie
Conclusion
Au XVIIIᵉ siècle, le tixier illustre la transition entre l’atelier domestique et la proto‑industrialisation. Son quotidien, minuté par le cliquetis du métier, laisse aujourd’hui une empreinte documentaire exceptionnellement riche. Croiser les archives corporatives, fiscales et industrielles permet de reconstituer son parcours de fil en aiguille.