Les marchés à la campagne au 18e siècle
Introduction
Au XVIIIᵉ siècle, la France demeure une société majoritairement agricole : plus de 80 % de la population vit à la campagne. Dans ce monde rural, le marché hebdomadaire constitue l’infrastructure économique et sociale essentielle. On y fixe les prix, on échange des nouvelles, on contracte des alliances, on recrute des domestiques et l’on paie ses dettes. La vitalité de ces marchés reflète à la fois l’intégration croissante des campagnes au commerce national et les résistances d’un ordre seigneurial encore puissant.
Cadre juridique et institutionnel
- Concession royale : seul le roi peut autoriser la création d’un marché, sur requête d’un seigneur, d’une communauté villageoise ou d’une municipalité.
- Privilège seigneurial : dans l’Ouest et le Nord, le seigneur prélève le droit de place (location des bancs) et possède la police du marché.
- Marchés francs : plus fréquents dans le Sud, ils sont exempts d’octroi afin de stimuler l’échange.
- Bureau du commerce : à Paris, il enregistre les demandes et arbitre les litiges.
Organisation spatiale et logistique
- Emplacement : place de l’église, carrefour routier ou abords d’un pont. La proximité d’une halle ou d’un relais de poste favorise le trafic.
- Infrastructures : halles en charpente, tables de boucherie, pesoirs à grains, balances réglementaires scellées sur la place.
- Jour de marché : fixé par lettres patentes ; le vendredi domine en Normandie, le mercredi dans le Midi toulousain, le samedi en Languedoc.
- Mesures : livre, aune, boisseau varient d’une généralité à l’autre ; des jauges normalisées sont publiquement exposées.
Produits et saisonnalité
Calendrier synthétique des principaux produits :
Hiver (déc. – févr.)
- Grains conservés : froment, seigle, épeautre.
- Légumineuses sèches : pois cassés, fèves, haricots.
- Légumes de garde : choux, carottes ensilées, rutabagas.
- Produits d’élevage : salaisons (lard, jambons), fromages à pâte dure (Cantal, Comté).
- Spécificité : commerce du sel de Guérande et poisson séché vers l’intérieur.
Printemps (mars – mai)
- Primeurs : asperges, petits pois, laitues hâtives, radis.
- Fruits précoces : fraises sous cloche (méthode de La Quintinie).
- Produits laitiers frais : beurre, fromages blancs, œufs vendus « à la douzaine royale » (13 œufs).
- Chevreaux et agneaux de Pâques.
Été (juin – août)
- Fruits rouges : cerises, framboises, groseilles.
- Fruits méridionaux : abricots, pêches, melons de la vallée du Rhône.
- Légumes : concombres, haricots verts, courgettes.
- Volailles grasses, premiers blés battus (moisson de la Saint‑Pierre).
Automne (sept. – nov.)
- Fruits secs et à coque : noix, châtaignes.
- Pommes tardives, poires d’hiver, raisin, moût.
- Porcs d’engraissement (foires de la Toussaint), bœufs de trait.
- Chanvre et lin rouis, huiles (colza, noix).
Acteurs et sociabilité
- Paysannes vendeuses : principales tenancières des petits étals (œufs, beurre, légumes), elles assurent la liquidité des exploitations familiales.
- Marchands forains : drapiers, quincailliers, saltimbanques qui relient campagne et ville.
- Notables : bailli, prévôt, juge seigneurial ; ils surveillent poids et mesures, perçoivent les amendes et annoncent les ordonnances royales.
- Population flottante : journaliers, mendiants, apprentis cherchant un engagement.
Vendeurs non alimentaires

Bien que l’alimentation domine les marchés hebdomadaires, un nombre significatif de marchands propose des biens et des services non vivriers :
Artisans de village et réparateurs itinérants
- Forgerons, charrons, chaudronniers, rétameurs, rempailleurs ou rémouleurs installent un petit atelier mobile et prennent des commandes ou effectuent des réparations sur place.
- Ils se déplacent avec un char ou une brouette d’outils et sont souvent exemptés de droit de place lorsqu’ils travaillent à façon.
Textiles, mercerie et vêtements
- Colporteurs de toiles de lin et de chanvre (Bretagne, Flandre), drapiers de serge ou de cadis (Languedoc), bonnetiers et marchands d’indienne.
- Les étoffes se troquent parfois contre laine brute ou grains, ce qui réduit le besoin de numéraire.
Quincaillerie, outillage et objets domestiques
- Articles de fer et d’étain (couteaux, clous, aiguilles, chandeliers, cuillers).
- Petits outils agricoles (faux, hoyaux, serpettes) vendus au moment des grands travaux de saison.
Libraires ambulants et colporteurs d’imprimés
- Almanachs, livrets de piété, brochures politiques circulent sous surveillance du pouvoir.
- Les registres de la lieutenance de police signalent des saisies lors des marchés lorsque les permissions de colportage ne sont pas en règle.
Spectacles et produits de santé
- Saltimbanques, montreurs d’ours, musiciens attirent la foule et vendent parfois des onguents, dentifrices ou remèdes « miracle ».
- Les médecins itinérants (« empiriques ») proposent saignées et ventouses tandis que les herboristes vendent simples et tisanes.
Semences, plants et arbres fruitiers
- Pépiniéristes saisonniers offrent greffes, plants de vigne, semences potagères conditionnées dans des cônes de papier huilé.
- Les capitations de 1783 comptent ces vendeurs parmi les « marchands forains de campagne ».
Ces vendeurs non alimentaires jouent un rôle clé dans la diffusion d’objets manufacturés et de savoir‑faire ; ils réduisent l’isolement matériel des campagnes et servent de vecteurs d’information (nouveautés techniques, nouvelles politiques). Leur présence est attestée par les registres de bourse et les procès‑verbaux de maréchaussée, qui mentionnent les jetons de droit de place, les saisies de faux étalons de poids ou les contraventions pour colportage sans licence.
Contrôles, taxes et police
- Droits de place, barrages d’octroi aux entrées du bourg.
- Jurande des mesureurs : vérifie boisseaux, aunes, livres.
- Maréchaussée : surveille le faux‑saunage et la sortie clandestine des blés.
- Affichage des prix maximums en période de cherté (ex. édit royal de 1693, réitéré en 1764).
Dynamiques régionales et évolutions
- Bassin parisien : spécialisation céréalière, flux vers les halles de la capitale.
- Midi et Provence : marchés francs, importance de la navette (colportage de toiles, espadrilles, soieries).
- Ouest armoricain : persistance d’une fiscalité seigneuriale lourde sur le poisson et le sel.
- Aquitaine : intégration aux marchés atlantiques via Bordeaux ; hausse des ventes de vin et de bois de marine.
Sources généalogiques
Minutes notariales | Série E (minutier) — Archives départementales ; Minutier central des notaires de Paris | Baux de bancs, contrats d’approvisionnement, ventes de bétail, signatures & filiations |
Contrôle des actes & Enregistrement | Anc. série C puis 2C — Archives départementales | Index fiscal permettant de localiser et dater un acte passé au marché |
Rôles de tailles & vingtièmes | Série C (1C‑3C) — Archives départementales | Déclarations de stocks céréaliers, cheptel, niveau d’imposition du foyer |
Justices seigneuriales | Série B — Archives départementales (et fonds communaux) | Procès pour fraude de poids, rixes de marché ; dépositions riches en filiations |
Pétitions au Bureau du commerce | Sous‑série F/12 — Archives nationales (site Pierrefitte) | Signatures collectives lors de la création ou du déplacement d’un marché |
Conclusion
Le marché rural du XVIIIᵉ siècle est bien plus qu’un simple lieu d’échange : c’est un carrefour économique, social et judiciaire. Il révèle l’équilibre subtil entre initiatives paysannes, contrôle seigneurial et encadrement royal, tout en offrant au chercheur en généalogie une mine de documents pour reconstituer les trajectoires familiales.
Ressources
- Philippe Bossis, « La foire aux bestiaux en Vendée au XVIIIᵉ siècle », Études rurales, 1980 : https://www.persee.fr/doc/rural_0014-2182_1980_num_78_1_2633
- Jean‑Baptiste de La Quintinie, Instruction pour les jardins fruitiers et potagers (1690) : https://gallica.bnf.fr/accueil/fr/html/jean-de-la-quintinie-createur-du-potager-du-roi
- Jacques Savary des Brûlons, Dictionnaire universel de commerce (1726‑32) : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5833070b
- René Baehrel, « La foire de Beaucaire et le grand commerce méditerranéen » (1740‑1789), Annales d’histoire économique et sociale, 1951 : https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1951_num_6_2_2223
- Jean‑Pierre Brunterc’h, « La foire de Guibray à l’époque moderne », Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, 1986 : https://www.persee.fr/doc/msan_0076-3623_1986_act_44_1_2550
- Claude‑Marie Faure, « La police des marchés sous l’Ancien Régime », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 1994 : https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1994_num_41_2_1683
- Laurent Herment & Wouter Ronsijn, « Seasonal patterns in food markets in north‑west Europe » : https://www.academia.edu/127959696
- Alpha History, « Harvest failures & grain crises in late‑18th‑century France » : https://alphahistory.com/frenchrevolution/harvest-failures/
- FranceArchives, fiche pratique « Recherche dans les archives notariales » : https://francearchives.gouv.fr/fr/article/224765874
- Inventaire AN F/12/1/*‑F/12/2474/B, « Commerce et industrie. Foires & marchés » : https://francearchives.gouv.fr/findingaid/f172b8eb1bb43b081f13b02994d430b3ab73f2c4