Que mangeait votre ancêtre lorrain au XIXe siècle ?
Introduction
Remonter le fil de l’alimentation lorraine au XIXᵉ siècle, c’est traverser un siècle de bouleversements : révolution agricole, industrialisation précoce du bassin houiller, crises alimentaires (1828, 1846‑1847), annexion prussienne de 1871, sans oublier l’émergence du rail qui ouvre les marchés. Pourtant, derrière ces grands événements se dessinent des pratiques alimentaires très ancrées dans les terroirs : le pain de seigle du massif vosgien, la soupe à la mirabelle du Toulois, le « ménonville » (fromage blanc battu) du plateau lorrain ou encore la bière de garde des charbonnages mosellans. Cet article propose un panorama raisonné, région par région, et par grandes familles d’aliments, avec des pistes pour vos recherches généalogiques.
1. Cadre géographique et socio‑économique
La Lorraine du XIXᵉ siècle regroupe alors quatre départements :
- Meuse (55) et Meurthe (devenue Meurthe‑et‑Moselle en 1871)
- Moselle (57), dont une partie est annexée à l’Empire allemand après 1871
- Vosges (88), cœur du massif
On distingue :
- Plaine argilo‑calcaire de la Woëvre : céréales, luzerne et, dès 1850, betteraves sucrières.
- Plateau lorrain (« cuesta ») : polyculture céréales‑lait‑pomme de terre.
- Pays Haut & Bassin houiller : mines de fer et de charbon, villages ouvriers à forte consommation de pain blanc et de charcuteries.
- Côtes de Meuse & Toulois : vergers de mirabelliers, vignobles de vin gris.
- Monts vosgiens : altitude >600 m, seigle, sarrasin, élevage laitier (munster‑géromé), forêts et scieries.
2. Les denrées de base
2.1 Céréales, pain et bouillies

Le seigle domine en montagne (pain noir compact), l’épeautre et l’avoine complètent. Dans les plaines calcaires, le froment progresse grâce à la rotation « trèfle‑blé‑pomme de terre » popularisée après l’enquête agricole de 1852 (André, 1852). Les inventaires après décès montrent qu’une famille ouvrière de Briey consomme en 1890 : 300 kg de pain/an/personne, contre 200 kg dans un foyer paysan de la Woëvre.
2.2 Pomme de terre et autres tubercules

Introduite dès le XVIIᵉ s. sur les pentes humides des Vosges, la pomme de terre devient indispensable après les disettes de 1816‑17 et 1846‑47. Au Toulois, on la râpe pour des beignets ; dans la vallée de la Seille, on prépare la bouchée à la reine où elle remplace parfois le riz encore coûteux. Le navet et le rutabaga complètent l’ordinaire hivernal.
2.3 Légumineuses

La fève et le pois cassé restent la « viande du pauvre ». À Épinal, les registres d’aumônes pour indigents (série Q, AD88) indiquent un rationnement de 50 g de pois secs par jour et par tête en 1830.
2.4 Viandes, charcuteries, poissons

- Porc : abattu à la Saint‑Martin (11 novembre). Lard salé indispensable aux soupes. Les salaisons de la vallée de la Fensch alimentent Metz.
- Bœuf : rare chez les paysans, plus courant dans les cantines minières où il arrive par rail des plaines champenoises vers 1875.
- Gibier : lièvre, chevreuil, sanglier (réservé aux tables bourgeoises ou aux bûcherons payés en nature).
- Poisson : carpe et brochet des étangs de Lindre, truite vosgienne.
2.5 Produits laitiers

Le lait cru est baratté en beurre salé expédié à Paris dès 1855 par le train Est‑Express ; les fromages : munster‑géromé (Vosges), brouère (plateau), crème de Bar‑le‑Duc.
2.6 Fruits et douceurs

Les mirabelles (Meuse) séchées sur clayettes, les reinettes de Metz, prunes damas, confitures par concentration lente. Le sucre de betterave (sucreries de Foug) fait baisser le prix du sucre cristallisé après 1860.
2.7 Boissons

- Bière de garde (Brasseries Wagner à Saint‑Avold) pour ouvriers.
- Vin gris de Toul, exporté jusqu’à Paris.
- Eaux‑de‑vie : mirabelle, quetsche, kirsch (Vosges).
3. Spécificités départementales
Meuse (55)
Plaine céréalière ; potages au pain et lard, soupe à l’oseille. Après 1870, essor des conserves Stenay (régiments en garnison).
Meurthe / Meurthe‑et‑Moselle (54)
Toulois : potée lorraine. Pays Haut : alimentation ouvrière énergétique (pain blanc, bière, pommes de terre frites) relevée dans les rapports d’ingénieurs des mines (série S, AD54, 1883).
Moselle (57)
Mélange francique‑lorrain : Schaales (gratin de pommes) et saucisse Metzgerwurst. Influence prussienne après 1871 : café de chicorée, pain de seigle « Pumpernickel ».
Vosges (88)
Altitude : seigle, sarrazin, munster, « tofailles » (pommes de terre au lard et oignons). Développement du fromage exporté via la ligne Nancy‑Saint‑Dié (1857).
4. Facteurs d’évolution (1800‑1900)
Décennie | Événement | Impact alimentaire |
---|---|---|
1816‑17 | Année sans été | Adoption massive de la pomme de terre |
1846‑47 | Mildiou en Lorraine | Diversification vers seigle + betterave |
1852 | Grande enquête agricole | Diffusion engrais + assolements |
1855‑65 | Arrivée du rail (Paris‑Strasbourg) | Fruits et beurre exportés, viande importée |
1870‑71 | Guerre & Annexion | Douanes, introduction café‑chicorée |
1880‑90 | Coopératives laitières vosgiennes | Beurre normé, fromages affinés |
5. Pistes pour la recherche généalogique
- Enquêtes agricoles 1852, 1866, 1881 : séries M et 6M (statistique) aux Archives départementales.
- Inventaires après décès (série 3E) : listes détaillées de réserves alimentaires, tonneaux, cuves.
- Registres militaires (série R) : rations quotidiennes des conscrits.
- Cadastre napoléonien (série P) : type de culture par parcelle.
- Presse locale (Écho des Vosges, Courrier de Metz) : cours du blé publiés chaque semaine.
6. Conseils d’archives
- AD55 (Bar‑le‑Duc) : série Q (assistance) pour distributions de pains pendant la crise de 1847.
- AD54 (Nancy) : fonds des brasseries de Maxéville (archives privées déposées).
- AD57 (Saint‑Julien‑lès‑Metz) : Plans des vergers cadastraux (série O) utiles pour les mirabelliers.
- AD88 (Épinal) : cahiers de recettes fromagères (fonds privés « Famille Pierrat », 1878).
Conclusion
L’alimentation des Lorrains au XIXᵉ siècle oscille entre traditions rurales et influences nouvelles portées par la révolution industrielle et les crises. Ces évolutions laissent d’abondantes traces archivistiques ; elles donnent du relief à toute recherche familiale en montrant ce qui nourrissait quotidiennement vos aïeux.
Sources et bibliographie numériques
- Claude Thouvenot, « La viande dans les campagnes lorraines. Évolution d’une habitude alimentaire (1820‑1950) », Géocarrefour, 1971. Persée : https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1971_num_80_439_15319
- André, Situation de l’agriculture dans le département de la Moselle. Metz : Impr. du Gouvernement, 1852. Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9610971q
- L’Écho des Vosges, n°16 juin 1860, rubrique « Cours du blé ». Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t52209655p
- J.‑P. Deffontaines (dir.), « Paysages et systèmes agraires dans les Vosges depuis le XIXᵉ siècle », Actes / Histoire des Sciences, 2011. Persée : https://www.persee.fr/doc/acths_1764-7355_2011_act_135_1_2055
- Michel Demonet, Tableau de l’agriculture française au milieu du XIXᵉ siècle. L’enquête de 1852. Paris : EHESS, 1990. Persée : https://www.persee.fr/doc/ehess_0073-3202_1990_mon_20_1
- Article « Cuisine lorraine », Wikipédia, consulté le 22 juin 2025 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cuisine_lorraine
- Annales de la Société d’émulation des Vosges, enquête agricole 1860, Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54939363
- Archives départementales de la Meuse, Série M – rapports préfectoraux sur la disette de 1847 (consultation sur place).
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